RASPOUTINE HISTOIRE ET MYSTERE

C'est alors que se place un deuxième événement qui fit sur lui une très grande impression et dont il ne parla jamais qu'à son seul et fidèle ami Dimitri Pétcherkine, un jour que tous deux marchaient ensemble le long de la rive de la Toura et s'entretenaient de moisson, de bestiaux, de chevaux, de filles et de Dieu.

D'après le récit qu'il lui fit, un jour que dans un champ il poussait la charrue et qu'à l'extrémité d'un sillon il s'apprêtait à faire tourner ses chevaux, il entendit tout à coup derrière lui un choral magnifique comme les femmes en chantent à l'Eglise. Surpris il abandonna la charrue et se retourna : tout près de lui une femme admirablement belle, la Sainte Vierge, allait et venait comme bercée par les rayons dorés du soleil de midi.

Dans les airs, des milliers d'anges chantaient un hymne solennel et la voix de la Vierge Marie leur répondait.

L'apparition, raconta-t-il à son ami, ne dura que quelques instants et s'effaça. Troublé au plus profond de son être, Grégori Efimovitch resta immobile au milieu du champ désert, les mains tremblantes, et il ne se sentit pas la force de reprendre son travail.

Quand il retourna le soir à l'écurie pour soigner les chevaux, il fut envahi par une tristesse incompréhensible. Quelque chose en lui semblait dire que Dieu voulait faire de lui un être d'élection; mais il sentait en même temps que pour obéir à cette volonté supérieure il lui faudrait abandonner ses chevaux, le cabaret et sa maison, le père, sa femme et les filles. Aussi crut-il prudent de ne pas s'occuper davantage de cette apparition et de n'en pas parler. En effet, à part son ami Pétcherkine, personne dans son entourage n'entendit mot de ce qui était arrivé ce jour là au paysan Grigori et nul ne connut les pensées et les sentiments qui s'étaient développés en lui.

(Raspoutine la fin des tsars - R. Fïlop-Miller - édition Payot - 1952)